Entre quinze ans et vingt ans, je faisais de la photo intensivement. J’apprenais tout seul, j’aimais la magie du laboratoire, les heures dans la pénombre rouge, l’odeur des bains.
Mais mes photos me semblaient décevantes, et je n’arrivais pas à faire de bons portraits.
Mon matériel m’encombrait. Dans les compliments et les encouragements, j’entendais plus de politesse que de vérité.
Dans ma petite salle de bain mal ventilée, les chimies finirent par me rendre malade. J’ai donc tout arrêté.
Les langues étrangères, et la langue arabe en particulier, ont rapidement remplacé la photographie dans mon cheminement vers l’altérité et l’étonnement. J’ai en même temps découvert la poésie.
Grâce au numérique et par hasard, la photo m’a rattrapé dix ans plus tard.
J’étais en Arabie Saoudite, où je travaillais depuis déjà un an. J’allais seul dans les montagnes et ces montagnes sont devenu un prétexte : je me suis équipé d’un appareil tout neuf.
J’ai fait énormément de photos.
Quand je suis rentré à Paris, après trois ans d’Arabie, je me suis de nouveau presque arrêté de faire des photos. Les questions avaient surgi, plutôt que l’envie de m’y remettre.
J’ai voulu comprendre pourquoi la photo dans ma vie, et pourquoi la photo tout court.
J’ai laissé mes photos dans leur coin.
Plus de deux ans après mon retour j’ai relu un poème que j’avais renoncé à traduire quand je suis parti travailler en Arabie, interrompant mes projets de recherche et mes études.
Ce poème, c’est la Lamiyyat al-‘Arab, d’un certain Shanfara, poète fâché et fier, solitaire, qui aurait hanté la péninsule arabique un peu moins d’un siècle avant l’hégire.
Ce que j’y trouvais faisait un écho à mon parcours : l’Arabie, la langue arabe, la poésie, les rencontres, les montagnes, les bêtes, les nuits et la photo comme des refuges — et le rythme, la scansion.
Un dialogue avec le poème s’est inventé, où des vers appelaient des images pour les encourager ou les contredire, parfois pour ne rien avoir à se dire ou, même, se mentir.
J’ai construit Contresens par jeu, goût de l’indiscipline et de la déroute. Pour assumer aussi, enfin, l’hétérogénéité de mes images qui m’avait jusqu’alors encombré.
Le texte en français que j’y ai ajouté est né pour tenter de réunir mes questions d’adolescent affrontant seul la photographie, et mes inconsciences d’aventurier découvrant après coup sa photothèque comme un champ de bataille.
Après Contresens, j’aurais volontiers renoncé de nouveau à la photo, pour ne pas me compromettre avec la surabondance d’images qui fait notre quotidien.
Je me suis senti souvent retenu de presser le déclencheur par crainte d’user, d’épuiser ou de blesser ce que je vois.
Et, malgré tout, il y a une dimension mythologique – fabuleuse – de l’image fixe que je voudrais affronter. Il me faut alors la confronter à la part de danger, voire de violence, de la pratique photographique.
Ainsi, pour mesurer mon geste, je cherche des limites, des contraintes. Et des outils qui m’aideraient à mieux trancher.
Car j’espère défaire les liens de superstition entre mes photos et le réel.
Que chaque image puisse exister par elle-même, autonome et affranchie du devoir d’empêcher la disparition des choses.
Et pour cela, au lieu de faire de ce qui se voit une certitude, soulignée à force de contraste et de couleurs, au lieu de dévoiler et prétendre effacer l’invisible : accueillir la pâleur, l’éloignement et le hasard.
Inventer plutôt que décrire.
Dans Sombre, j’ai souhaité contredire la photographie par elle-même. Le dédoublement sert à combattre de l’intérieur des images qui courraient le risque du pittoresque.
Pour Lisières, la photographie se compare à ces objets que l’on a installés à la marge du chaos, comme pour le contenir, ou le repousser, à force de rectitudes, de lignes droites, de cadres.
Et, tout à la fois, il y est question d’images comme des frontières où l’on s’invente soi-même, espaces ténus de liberté, entre sauvagerie et urbanité.
Ruwaydan est une recherche sur la pudeur et la témérité.
Corps à Corps a nourri la réminiscence du mythe de la Méduse, et un étonnement pour ce qu’il peut dire de l’expérience photographique.
Dans Hors Sujet, je guette les corps et leur prolongement dans un espace imaginaire.